•  SOURCES http://www.cases-rebelles.org/

    Ces portraits représentent 100 personnes, qui à nos yeux, ont été victimes de l’État policier de 1948 à 2015. Victimes de la police, des gendarmes. Percutés par une voiture de police, tués par balle, noyés ou écrasés dans leur fuite, étouffés lors d’arrestation, étouffés lors d’expulsions, morts en prison, exécutés lors de mouvements sociaux, bref dans un tas de circonstances diverses. Parmi ces cas quelques-uns – très peu- ont obtenu une forme de reconnaissance et de justice. Mais pour la grande majorité on fait face à des non lieux, quelques peines de sursis et aussi des affaires qui n’ont donné lieu à aucune enquête. Cette mise en lumière a pour but de matérialiser un flux permanent de personnes qui perdent la vie et le pouvoir meurtrier des forces répressives. Bien entendu il n’est même pas question ici des blessés. En ce jour de commémoration il n’est pas question avec ces portraits de déranger les familles ou de réactiver les douleurs de la perte et de l’injustice. Mais il y a cent affiches et il pourrait y en avoir beaucoup plus. Paix et amour aux victimes, à leurs proches. Et que l’impunité cesse.1

    Pour la 9ème commémoration de la mort de Lamine DIENG, Xonanji du collectif Cases Rebelles avait réalisé le dessin de 100 victimes de la police française.2 On voulait revenir avec elle sur le projet en attendant de pouvoir enfin3 partager largement le fruit de ce gros travail avec individuEs et collectifs.

    Comment s’est construit le projet des 100 portraits ?

    Pour la commémoration pour Lamine Dieng en 2015 nous avions amené des portraits de victimes de violences policières aux États-Unis. Avec Ramata Dieng on souhaitait faire un lien entre les victimes en France et celles aux États-Unis, pour montrer encore le côté systémique et raciste de cette violence quel que soit l’endroit. On est venuEs avec quelques portraits – Tamir Rice, Natasha McKenna, Idriss Stelley… – dessinés par Oree Originol, un artiste américain qui fait un travail génial (Justice for Our Lives). Pour 2016, M.L. a proposé, parmi d’autres choses, qu’on aligne dans la rue, avant la Marche de commémoration, un maximum de portraits de victimes de la police française. La mort de Lamine, comme celle des autres victimes, n’est ni accidentelle ni un cas isolé, et un grand nombre de portraits pouvait servir à montrer et rappeler cela. J’ai proposé pour donner de l’unité de les dessiner et on a décidé de partir sur 100 ; 100 portraits de personnes qui ont été tuées ces 70 dernières années. Dans cette série de dessins la plus ancienne victimes est Antonin Barbier4 , et la plus récente est Babacar Gueye5 .

    Pour préparer l’action et s’assurer qu’il y ait du monde pour porter, sur les réseaux sociaux on a invité les gens à venir participer à cette action, et à s’inscrire à l’avance. Des gens ont relayé. Le collectif Ferguson In Paris, partie prenante de l’organisation nous a aidé à essayer de mobiliser ainsi que Joao Gabriell, et le collectif Quartiers Libres a aussi bien relayé : mais très peu de personnes se sont inscrites, c’était pas très encourageant. On remercie d’ailleurs énormément celles et ceux qui se sont inscritEs auparavant. On remercie aussi beaucoup le FUIQP qui a relayé l’action, des membres étaient présenteEs le jour même, et le FUIQP 59-62 la veille, le 17 Juin, a fait une action dans le quartier populaire de Lille-Fives. Le jour même de la commémoration beaucoup de personnes étaient finalement présentes et partantes pour porter des portraits. L’action a eu lieu et a été filmée pour un projet en cours de Cases Rebelles avec Vies Volées.

    des informations erronées. M.L. et A.L. du collectif ont rédigé un petit texte sur les circonstances de la mort de chacune des 100 personnes. C’était un travail assez fastidieux.

    Que peux-tu dire à propos du dessin précisément?

    Je peux dire que ça a été un travail assez énorme. Il a d’abord fallu rechercher des photos de victimes en se basant notamment sur le liste de Bastamag et d’autres. Il y en a un certain nombre en ligne, mais pour beaucoup il faut vraiment faire des recherches, notamment sur les circonstances. Donc ça a demandé beaucoup de temps, d’autant qu’on recoupait tout par différents recherches pour ne pas diffuser des images ou

    En parallèle je dessinais à partir des photos récupérées. Je me suis inspirée des dessins d’Oree Originol : un dessin noir et blanc, quelques traits et peu de détails, en gardant le même style pour chaque portrait. En tout j’ai dessiné une soixantaine de visages. Comme on voulait aussi que soient présentes dans la série des 100 des victimes dont les photos ne sont pas trouvables en ligne, j’ai dessiné des silhouettes6 pour ces personnes-là. Donc si je résume ça fait 100 portraits en 2 mois, tous les soirs et tous les week-ends, avec une moyenne d’1h30 par portrait. J’en profite d’ailleurs pour remercier les autres membres du collectif, mon amie H., Deadstar ; leur soutien et œil avisé pour ce travail m’ont été précieux ! Et aussi Ramata et Abdourahmane Camara pour leur aide.
    Il a fallu aussi faire un travail de stockage et de récupération de cartons assez conséquent et des sessions découpages, collages, jusqu’au dernier moment.
    Toute cette concentration de travail sur un temps limité, sachant que le collectif n’est pas très grand, que ce n’est pas un collectif de lutte contre les violences policières et qu’on continuait en même temps à produire textes et émissions, c’est tout cela qui a fait qu’on a été un peu dépasséEs en terme de matériel… et de précautions minimales de sauvegarde.

    Dès le départ, c’était évident pour nous que cette série de portraits n’allait pas exister seulement un jour, mais qu’elle serait à disposition. Qu’ils soient diffusés. Qu’on puisse retrouver les portraits dans différents mobilisations, dans des villes, des lieux différents. Que des familles de victimes, des collectifs de soutien puisse les ajouter à leurs propres actions. Cette série de 100 portraits est une modeste contribution à la lutte contre les violences policières et elle n’a du sens que si elle existe dans la rue.
    Après on se posait aussi la question de ne pas réactiver la douleur des familles, des proches, qui verraient réapparaître les leurs parmi ces portraits, contre leurs volontés. C’est important pour nous.

    Pour ce qui est de la diffusion et des utilisations futures, c’est bien si les individuEs et collectifs nous contactent pour nous informer des utilisations qui en seront faites, et n’oublient pas de citer que c’est le collectif Cases Rebelles qui a réalisé ce travail, dans le cadre d’une collaboration avec Vies Volées. Ensuite, être informéEs des utilisations, ça nous permet aussi de soutenir ces actions d’autres personnes/collectifs, et de rester en contact.

    Avant la commémoration pour Lamine Dieng et l’action des portraits, on a bien entendu envoyé des petits formats à Ramata pour avoir un avis. Mais aussi au Collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri, Abdourahmane Camara et Amal Bentounsi7 pour les informer du projet. Ils nous ont remerciéEs et étaient enthousiastes au sujet de ce projet. Le jour même d’autres collectifs sont aussi venus nous voir. Et nous avons donné les portraits de leurs proches à Amal (et pour les familles de UNPA), et au collectif Vérité et Justice pour Hocine Bouras qui étaient présentEs ce jour-là.

    C’est quoi la suite ?

    La suite c’est récupérer mon ordinateur et les fichiers, les diffuser, et surtout continuer le dessin. Remplacer les silhouettes par des visages. On cherche notamment des photos de victimes du 17 octobre 61, et des photos d’autres victimes. Si des personnes ou des collectifs ont des photos à nous envoyer, ils peuvent nous contacter sur contact [at] cases-rebelles.org

    (Interview : Juillet 2016)
    ** Big up à Mue Mpuati, Collectif Vies volées, Oree Originol, Ferguson in ParisJoao GabriellFUIQP et plein d’amour à celles et ceux qui ont porté des portraits le 18 Juin !! **

    1. Texte dit lors de la commémoration pour Lamine DIENG organisée le 18 Juin par le collectif Vies Volées. []
    2. L’image dans cet article montre Jacques Nestor tué en Guadeloupe en mai 1967. Il est là parce que c’est la police française qui est responsable de sa mort mais on rappelle que pour nous la Guadeloupe ce n’est pas la France. []
    3. L’ordinateur portable qui contient les fichiers est en réparation et nous n’avons plus accès  temporairement aux fichiers non sauvegardés ailleurs dans la précipitation de la finalisation. []
    4. tué pendant une manifestation de mineurs à Saint-Étienne le 22 octobre 1948 []
    5. Babacar Gueye a été tué à Rennes le 3 décembre 2015 []
    6. un contour de visage []
    7. Urgence Notre Police Assassine []

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  •   SOURCES http://www.cases-rebelles.org/

    Nous vous proposons – à travers un roman plutôt rare – de nous pencher sur la manière dont le capitalisme plantocratique a organisé aux lendemains de l’abolition la continuité de sa mainmise sur la terre-moyen de production, et le maintien dans l’asservissement maximal de la main d’oeuvre. C’est d’autant plus intéressant à l’heure où une action en justice commune de LKPCOSE1 , UGTGla fondation Frantz Fanon, dénonce le dédommagement des propriétaires d’esclaves2 et l’absence de réforme foncière et agraire « portant sur l’ensemble des propriétés d’origine criminelle »3 , de voir comment le capitalisme a organisé la misère des travailleurs agricoles et attaqué systématiquement la petite production libre.

    Eugène Plumasseau : militant et écrivain

    Le guadeloupéen Eugène PLUMASSEAU était un enfant de Port-Louis et il l’est resté jusque dans la mort en Juillet 2014 puisqu’il y fut enterré. Né en 1926, il fut membre actif du Parti Communiste Guadeloupéen, avant de participer à la fondation du groupe dissident La Vérité4.  Il a écrit plusieurs livres : Ma part d’héritage en 1982, Savinien et Monique : les chemins de l’engagement, une biographie de Henry Corenthin etParoles emmêlées en 2001.

    Le roman Ma part d‘héritage

    L’œuvre  d’Eugène Plumasseau est profondément nourrie à  l’autobiographie. Ma part d’héritage c’est l’hommage sincère d’un fils à son père, d’un enfant de Port-Louis à sa terre, le terreau, l’environnement qui l’a vu grandir. C’est le dit des racines et des inégalités qui ont construit le militant. Le livre, situé dans les années 30, fourmille de détails sur la vie quotidienne, sur le travail agricole, sur les différentes tâches, métiers, croyances liées à la vie rurale et aux traditions guadeloupéennes. Mais Plumasseau ne fait pas dans le folklore, il est au plus près des personnages, les yeux vivaces bien grands ouverts sur une réalité datant de plusieurs décennies. Le vécu ravivé pousse une plume au trait précis, affutée par la conscience d’un héritage de classe sociale et une vision politique. Mais c’est aussi avec le plaisir et l’humilité de l’enfant qu’il fut qu’il ressuscite un monde qui a profondément muté au moment où il écrit. Pas de nostalgie cependant : Plumasseau ne cache rien de la misère et il dit tout l’espoir tendu vers l’école pour échapper à l’Usine, ogre capitaliste.

    Le roman s’ouvre en France : Isidore, jeune étudiant guadeloupéen y apprend le décès de son père qu’on lui avait caché pour qu’il ne rate pas son année. D’emblée l’auteur dit magnifiquement bien la déchirure du migrant écarté du deuil, et la solitude extrême dans Bordeaux. De cette nouvelle va découler le récit de l’enfance d’Isidore et l’histoire de son père Séraphin ; figure tutélaire et sacrificielle.

    Ma part d’héritage est un roman qui raconte sans éclats, sans prétentions mais se loge au plus près du cœur. Il n’est pas forcément révolutionnaire d’un point de vue littéraire mais il est passionnant, touchant et précis. C’est du Réalisme au style plutôt simple, même l’hyper-correction du français tend parfois à appauvrir l’intériorité de personnages quand elle marque des dialogues – dialogues certes émaillés ça et là de créole. Quand les parents créolophones de Séraphin parlent un langage d’essayiste philosophique, c’est surtout Plumasseau qu’on entend penser. C’est le seul élément qui nuit à la qualité d’un livre qu’il faut absolument lire, si vous parvenez à mettre la main dessus : il doit faire partie des classiques guadeloupéens. Notre copie est vieille, l’absence d’indications laisse supposer qu’elle a été éditée à compte d’auteur sans réédition.

    L’œuvre pose la question fondamentale de la terre dans les colonies esclavagistes où ce sont les propriétaires d’esclaves qui furent indemnisés et où il n’y eut pas de réforme foncière. De là naquirent une multitude de statuts (parmi lesquels le colonat partiaire) visant à la surexploitation maximale des travailleurs agricoles, prolétaires entièrement écrasés par l’oligarchie plantocratique. Le statut de « colon » sur lequel on s’attardera particulièrement a tout de la liberté illusoire, de l’autonomie précaire. Il est également important de voir comment l’enracinement simple de l’habitat, de la case sur un territoire était loin d’être acquis, sauf pour les anciens esclaves qui avaient obtenu des terres avant ou après l’abolition.
    Ici on découvre l’histoire d’une tentative de résistance individuelle à la misère et au pouvoir de l’Usine. C’est un rêve de terre à soi, de culture vivrière, d’une agriculture viable, d’indépendance au système. En face, il y a le capitalisme de l’Usine qui décide ce qu’on cultive et quand, monopolise le traitement de la canne, et cherche à contrôler une main d’œuvre captive et extrêmement sous-payée. L’action se déroule à Port-Louis, au lieu-dit Lalanne, dans un secteur où dans les années 50 l’opposition entre les petits agriculteurs et pouvoir plantocratique, atteindra son apogée.

    Une vie de colon

    Au début du 20ème siècle on trouve différents statuts pour le travail agricole :

    - Les petits planteurs sont propriétaires et sont dits « libres » puisqu’ils peuvent vendre comme ils le souhaitent leur production.

    - Les gens casés qui vivent sur l’habitation et sont contractuellement liés aux planteurs. « L’intérêt d’une telle institution consiste, pour le planteur, à disposer en permanence d’un volant de main d’œuvre, coupée du marché du travail. » Travail des enfants, bas salaires, endettement permanent dans les « lolo » appartenant au propriétaire ou au géreur, voilà leur condition.

    - Les gens étrangers par opposition aux gens casés viennent s’employer saisonnièrement sur l’Habitation. Parfois ils ne possèdent que leur force de travail,  parfois il s’agit de petits planteurs propriétaires aux revenus insuffisants ou de colons.

    Séraphin, le père d’Isidore travaille la terre sous ce dernier statut dans les années 30  : il est colon dans la commune de Port-Libre5 . Le colonat partiaire (ou parfois « colonage »  et/ou parfois « par tiers »)  est une forme de métayage. Les premiers contrats de cette forme particulière de métayage furent signés en Guadeloupe dès 1848, c’est-à-dire au moment de la deuxième abolition de l’esclavage.

    Le colonage n’est qu’une forme dérivée de l’association, cette chimère de l’administration post-abolitionniste, comme l’indique Le Pelletier de Saint-Rémy : Le propriétaire fournit la terre ; le noir la cultive, livre les cannes à la balance, et le produit brut se partage par tiers – un tiers pour le travailleur, les deux autres pour le domaine. Observons que la première des clauses qui engagent le colon vis-à-vis du propriétaire consiste dans la culture obligatoire en cannes à sucre de terres louées. Le colon constitue de fait un maillon de la plantation capitaliste. En ce sens le colonage représente, pour la classe des propriétaires fonciers, un mode de contrôle du travail intermédiaire entre le travail contraint et le travail libre.6

    Le colon n’est donc pas libre de vendre sa force de travail, qui appartient à l’Usine, stigmate évident de l’ordre esclavagiste. De la fin de la 1re Guerre Mondiale à 1924 le colonat partiaire va se généraliser. Pourquoi ? Pendant la guerre,  les restrictions avaient poussé les travailleurs  agricoles à privilégier l’économie vivrière et les usiniers avaient connu des problèmes de main d’œuvre puisque les agriculteurs qui louaient n’avaient aucune obligation de répondre favorablement « à l’offre de travail  sur l’habitation. Les responsables de la SAUB7 cherchent alors une formule qui leur permette d’exercer une contrainte sur la force de travail du secteur. La tentative consiste à trouver un autre contenu juridique que le bail ordinaire au rapport propriétaire-cultivateur. (…) En 1917, l’administrateur local Robert Castaigne prend la décision, partagée par ses mandataires, de chercher, ‘…à convertir en colons tous nos locataires. »8

    Les représentants successifs de la société s’appliqueront à modifier les contrats sans négociation puis à expulser les derniers locataires en 1924. Cette généralisation du colonat partiaire assortie de nouvelles clauses entraine un évident recul social et l’éloignement des perspectives d’autonomie : le colonat dépend entièrement du bon vouloir du propriétaire c’est-à-dire l’usinier.

    La question de la terre en Guadeloupe à travers « Ma part d’héritage » d’Eugène Plumasseau par CASES REBELLES

     

     

    Assez vite, il avait été en mesure d’honorer les clauses de son contrat. Sa production excédait le tonnage requis à l’hectare sous peine de résiliation : « trente mille kilogrammes de cannes fraîches et de bonne espèce ». il livrait sa production «  sans rien détourner » au bailleur qui en prélevait « vingt cinq pour cent de la valeur » pour le prix du loyer de la terre. Il pouvait s’acquitter des sacs de guano qui lui étaient imposés et vendus par l’inspecteur agricole. Ce dernier fixait également les « variétés de canne à utiliser » . Il avait trouvé le temps de créer et d’entretenir son jardin, lequel « ne devait pas dépasser en aucun cas le vingtième des terres en colonage ».  Son troupeau – autorisé – s’était accru de plusieurs têtes. Mais la surface disponible à l’élevage s’était avérée insuffisante. Réveillé certains jours au petit matin, et trompant la vigilance du garde-particulier à cheval, il allait faire paître ses bœufs dans la lisière des plantations usinières. Il prenait le risque, s’il était surpris, d’une lourde amende. (…) Il avait eu la possibilité de « poser sa case sur les terres de l’Usinier à condition qu’elle ne fût pas adhérente au sol ». toutes les cases des colons étaient, en vertu de cette clause, posées en équilibre sur des grosses pierres.9

    La « campagne sucrière » avait lieu de février à juin… Les colons, auxquels était imposé un tonnage journalier, ne pouvaient cependant pas voir l’indication du tonnage sur la balance : il s’affichait dans une pièce à laquelle ils n’avaient pas accès !

    La pesée s’effectuait une première fois avec le chargement de canne. On vidait la charrette de son contenu dans ‘la chaîne’- sorte de traineau roulant – qui conduisait les cannes ‘au moulin’. Les rolls du moulin en engrenant leurs dents énormes faisaient rendre à la canne la quasi-totalité de son jus. Il fallait se soumettre à la seconde pesée dite ‘de tare’, à vide. La différence donnait le poids de la livraison, généralement, décevant pour les colons.

    ‘Exploitation capitaliste’, ‘ paupérisation absolue du prolétariat’ n’étaient pas des formules savantes, mais irréelles. Les colons de Lalanne, la classe paysanne toute entière en connaissait le goût amer. La canne à sucre était demeurée de tous les produits agricoles dont la culture exige cette dépense de temps et de force, celui pour lequel il n’y a qu’une récolte annuelle. Elle était restée le produit dont le prix était irrémédiablement fixé par les autorités coloniales davantage à partir des directives patronales que des revendications paysannes.

    Isidore revoyait face à la sucrerie, sur le versant opposé, séparée par la route défoncée appartenant à l’usine et qu’empruntaient les charretiers, une boutique. Elle était tenue par des gens admirables, compréhensifs. Elle rendait un immense service. Elle permettait aux colons de « tenir ».

    TENIR !

    Aussi, quand arrivait la quinzaine, s’empressaient-ils de régler leurs dettes, laissant la porte ouverte à d’autres achats, à crédit, pour la prochaine paye.10

    An tan Sorin

    La seconde guerre mondiale arrive. Cette période, appelée « tan Sorin », du nom du gouverneur Sorin qui dirige la Guadeloupe de juillet 1940 à juillet 1943. Elle est marquée par les restrictions et une aggravation de la misère qui va pousser le peuple à redoubler d’ingéniosité dans les stratégies de survie. La Guadeloupe est sous blocus et Sorin, brièvement opposé à Pétain, s’aligne ensuite rigoureusement sur la politique vichyste.   Un article qui s’ajoute au contrat de colonage stipule que le colon doit  « obéir  strictement aux ordres que la société lui donne de la part du Gouvernement en ce qui concerne l’utilisation  des terres données en colonage »11. Par conséquent « Le cultivateur, ainsi d’ailleurs que tous les travailleurs, sont appelés à un surplus de manière à faire face aux restrictions imposées par la guerre elle-même (…)  »12

    Raymond GAMA explique que cette nouvelle contrainte donnera lieu à de nombreux abus à Lalanne justement où des colons seront exclus de leurs terres afin de  développer l’élevage.  C’est le sort que connaitra Séraphin dans le roman. Refusant de travailler à l’Usine et de continuer à s’user sur ses terres, il trouve une autre terre à louer à un particulier sur l’Habitation LESCUDIER. Quant à la case de la famille, elle est démontée puis remontée dans le bourg de Port-Libre.

    Quelles  parts d’héritage ?

    La mort inaugurale de Séraphin signe une victoire ambiguë de l’usine ;  Séraphin meurt libre mais usé. Usé par le travail agricole et la voracité de l’usine.

    Face à la difficulté de s’appartenir en terre post-esclavagiste, l’éducation, les études apparaissent comme la principale porte de sortie, le seul investissement valable face à la surexploitation et l’insécurité qui touchent les travailleurs agricoles. Il faut « creuser le fossé entre les enfants et la scélératesse usinière. »13

    Dans tous les cas, ils espèrent tirer [de la terre] d’abord les vivres nécessaires à leur existence immédiate mais aussi un maximum de revenus monétaires pour satisfaire des objectifs de leurs stratégies économiques et sociales. En effet, les fournitures scolaires, notamment,  absorbent une grande partie de ces revenus. Le but est de donner les plus grandes chances à leurs enfants et ainsi leur offrir la possibilité de ne pas retourner à la terre.14

    Et de fait la trajectoire sociale de Plumasseau atteste de l’échappée sociale conjuguée cependant à un attachement indéfectible à la terre, à sa classe de départ, et un engagement politique conséquent. Séraphin obtient donc sa revanche sociale par procuration tant  par la réussite de Plumasseau que l’héritage populaire et combattant de ce dernier.

    Dans les années 50 la poursuite de la politique agressive de contrôle de la SAUB va entrainer un conflit social dans la section de MONROC à Port-Louis. Il s’agit notamment pour l’usine de « réduire le champ d’action des planteurs libres » , « poursuivre sa politique d’engagement de colons »15.  Les forces armées interviendront même en avril 1959 pour soutenir l’Usine.

    Toute cette lutte postérieure au récit n’est pas racontée par Plumasseau qui conclut cependant sur le fait qu’en 1981, le peuple ne possède toujours pas le sol qu’il travaille16, et il demande…

     … la terre n’est-ce-pas, toujours, le dernier lieu de combat qu’abandonne le colonialisme ?

    Il est certain que la terre est un point central du combat pour la justice et l’émancipation en Guadeloupe. Et à  nos yeux jamais une terre volée aux amérindiens décimés, fructifiée du sang des esclaves et des engagés ne pourra appartenir justement aux blancs créoles.

    Honneur et respect pour le regretté Eugène Plumasseau et à  chacunE d’assumer sa part d’héritage !

    Cases Rebelles (Juin 2016)

    1. Collectif de l’Ouest de Sainte-Rose et des environs []
    2. http://lesabolitions.culture.fr/le-temps-de-labolition/lindemnisation-des-proprietaires-desclaves.html []
    3. Communiqué commun du 2 Juin 2016 []
    4. Pour en savoir plus sur le groupe La Vérité on peut lire, Luttes syndicales et politiques en Guadeloupe, de Paul TOMICHE chez l’Harmattan []
    5. Il s’agit en réalité de Port-Louis nommé ainsi de la Révolution jusqu’au XIXe siècle. []
    6. Alain-Philippe BLERALD , « Histoire économique de la Guadeloupe et de la du XVIIe siècle à nos jours », Karthala, 1986. []
    7. Acronyme désignant l’Usine : Société Anonyme des Usines de Beauport à Monroc []
    8. Raymond GAMA, « La plantocratie face à la petite propriété : le cas de la Société Anonyme des Usines de Beauport à Monroc dans La question de la terre dans les colonies et départements français d’Amérique 1848-1998″, Karthala, 2001 []
    9. Eugène PLUMASSEAU, « Ma part d’héritage », 1982. []
    10. Eugène PLUMASSEAU []
    11. Raymond GAMA []
    12. Raymond GAMA []
    13. Eugène PLUMASSEAU.
      Le roman le plus connu et le plus emblématique de cet espoir placé en l’école pour échapper à la malédiction des champs est sans doute le classique La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel, sorti en 1950. []
    14. Raymond GAMA []
    15. Raymond GAMA []
    16. Pour ce qui est du colonat partiaire la loi d’orientation agricole du 5 Janvier 2006 rend impossible la conclusion de type de contrat. En conséquence de la loi du 27 Juillet 2010 de modernisation de l’agriculture, tous les baux à colonat partiaire seront convertis en baux de fermage . []

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    nous publierons des guides pour informer et aider les militants

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  • au titre des graves préjudices que ne cessent de subir l’Afrique et les Noirs du monde entier du fait des tragédies des siècles de déportations, d’esclavage et de colonisation."

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